De l’Atlantique à l’Oural, en passant par l’Ukraine

Après les printemps arabes, le printemps ukrainien. Une fois de plus, l’image spectacle, comme aurait dit Guy Debord, nous masque l’image de la réalité. Une fois de plus aussi, des manifestations « pro-occidentales » avivent des clivages complexes, linguistiques, sociologiques et idéologiques.

Qu’ai-je à dire sur un pays que je ne connais pas plus que ceux qui commentent à chaud des événements, qui n’ont engagé qu’une minorité socialement et culturellement spécifique ?

Qu’une place se transforme en Agora, où sont acclamés les nouveaux dirigeants, est un symbole sympathique, mais quelle légitimité cela a-t-il à l’égard de l’ensemble des Ukrainiens. On sait déjà que les « pro-Russes » de l’Est, c’est-à-dire aussi les ouvriers de l’industrie, sont prêts à prendre les armes contre ces “bons à rien de fouteurs de merde de l’Ouest”. Mais, les autres, tous les autres, que pensent-ils ? D’abord qui sont-ils et dans quel pays vivent-ils ?

Certes les chiffres, toujours eux, sont moins excitants que les images de manifs, mais ils peuvent éviter de prendre une écume événementielle pour une lame de fond historique.

 

La population. (sources : Banque mondiale).

  42 millions en1960 ; 52 millions en 1990 ; 45 millions en 2012

45 millions  sur 600 000 Km2.. Le pays européen (hors Russie) le plus vaste et, bien qu'en chute notable, au 6° rang en terme de population.

Les démographes nous apprennent que le taux de fécondité est passé de 2,2 en 1960 à 1,45 en 2010. Par ailleurs le taux d’émigration des personnes ayant fait des études supérieures est passé de 2,35% en 1990 à 4,35% en 2000 ( % de la population de plus de 25 ans ayant fait des études supérieures). En dehors de cet aspect particulier, on compte près de 5 à 6 millions d'Ukrainiens émigrés: pricipalement en Russie, en Amérique du Nord et du Sud, mais aussi dans de nombreux pays européens.

Autant d’éléments qui mériteraient d'être pris en compe et interprétés avec finesse.

 

 On nous a bien montré qu’il y avait Kiev d’un côté, et l’Est industriel de l’autre. On a oublié de signaler que l’Ukraine est d’abord le pays le plus agricole d’Europe, où la population rurale représente entre 15 et 20% de la population (moins de 2% en France). Que pensent ces paysans des événements actuels et d’une éventuelle rupture avec le marché russe par exemple. Ce taux de population agricole est certes dû aux faibles rendements, mais il n’en reste pas moins que l’agriculture est un secteur clé de l’Ukraine. Le “Mouvement pour une organisation mondiale de l’agriculture”, par exemple, présente l’Ukraine comme un “gisement vert” au cœur de l’Europe, autrement dit un enjeu stratégique.

 

L’économie (source : Banque mondiale)

Le Revenu national brut (en $ constants) :

141 milliards en 1990 ; 57 milliards en 2000 ;  89 milliards en 2010

PNB/hab (en $ constants)

2826 $  en 1989 ; 1131$  en 1999 ; 1887 $  en 2009 ; 2094 $ en 2012.

Chômage :

5,6% en 1995 ; 11,6% en 2000 : 8,1 % en 2010.

Commerce extérieur :

Importations : 35,5% viennent de Russie

Exportations : 22% vont vers la Russie

 

Assez de chiffres! Mais ceux-ci peuvent nous rappeler à la réalité complexe d’un pays et d’une population dont l’histoire future ne se jouera pas au sein d’une place où quelques milliers de personnes se sont affrontées sans que, d’ailleurs, le clan des opposants ne forme un ensemble homogène mû par les mêmes intentions et les mêmes rêves. Rêves qui seront vite assombris par les réalités socio-économiques. Entre autres, la conjugaison de la déruralisation et de la désindustrialisation qui ne pourra qu’exacerber les tensions sociales, qui se doublent, là-bas  aussi, d’antagonismes ethniques.

On n’est plus à l’époque où l’URSS envoyait des chars pour mater ce genre de révolte. Reste que diplomatiquement, l’homme clef de l’avenir de l’Ukraine est Poutine, qui, outre ses atouts économiques, saura jouer des dissensions au sein de la population et de la très faible marge de manœuvre, tant politique qu’économique, de l’Europe.

Avant de se réjouir de cet éveil démocratique dans un pays dont l’histoire ne l’y a guère préparé, il serait sage d’attendre de voir ce que le peuple d'Ukraine dans son ensemble souhaite, et jusqu’où les tensions peuvent être contenues et surtout, quel Pouvoir aura les moyens physiques, c’est-à-dire armés, de les contenir.

Le pire n’est évidemment jamais sûr, mais il n’est pas exclu que, comme au Sud de la Méditerranée, un nouveau feu s’allume à l’Est de l’Europe, dans lequel certains pays de l’UE, comme la Pologne par exemple, risquent aussi de s’impliquer.

On peut aussi, sans sectarisme, constater que la “libération” des Pays sous tutelle soviétique, faite sous le règne du libre marché, n’a pas été une marche triomphale vers la démocratie. La corruption d’un côté et la paupérisation poussant à l’émigration de l’autre, ont conduit à l’indignation spontanée de quelques-uns, mais risquent d’alimenter, ici, des forces nationalistes fascisantes, comme elles ont alimenté, ailleurs, les forces islamistes intégristes.

 

L’Europe de l’Atlantique à l’Oural, disait le général De Gaulle. La réalité géopolitique nous rappelle, en effet, que l’Europe ne peut se réduire au triangle d’or : Bruxelles - Strasbourg - Francfort. Aussi, que la diplomatie et la puissance militaire ne sont pas des archaïsmes, tombés en désuétude par la grâce prétendument pacificatrice du libre marché. Et donc, qu’il est urgent que les grands Etats d’Europe occidentale en prennent conscience, et cessent de n’être que des entreprises parmi d’autres.

27/02/2014

Rédigé par JC Coiffet