Déchiffrer, décrypter, décoder

Déchiffrer, décrypter, décoder

60 ans ou 62, 65 ou 67… 1 million ou 3 millions de manifestants…  2 ou 4 millions de chômeurs… 1,5 milliard€ de déficits publics… “Trou de la Sécu” de 27 milliards€…  50 milliards€ de fraude fiscale et 700 millions€ remboursés au titre du “bouclier fiscal”.
Les 10 plus grandes fortunes de France: 70 milliards en 2010 (soit 2,5 fois le déficit de la sécu ou 4,3 millions d’années de salaire d’un smicard)… Kerviel condamné à rembourser 4,9 milliards€ (soit 17000 ans de son salaire actuel).
94 millions de vaccins (pour 5 millions de vaccinés) pour une somme de 900 millions€ (pour 4 laboratoires).
4,5 milliards de personnes “vivant” avec moins de 2$ par jour.  
Sans oublier…1,3 milliard de Chinois, qui n’étaient que 700 millions quand Dutronc, en 66, chantait et moi et moi (soit un accroissement correspondant à 10 fois la population française, 2 fois celle des E U et  1,2 fois celle de l’Union Européenne).

   Délire de chiffres et chiffres en délire. Avant d’être submergé par le déluge aquatique que le réchauffement de la planète nous promet, nous sommes noyés par un déluge de chiffres. Et pour vraiment nous couper le souffle, ces chiffres doivent contenir le plus grand nombre de zéros possibles. Or justement, le mot chiffre vient du latin médiéval cifra, emprunté à l’arabe sifr qui est le zéro et signifiait originellement le vide. Par ailleurs, chiffrer un message c’est le coder de manière à le rendre illisible pour les non-initiés. Autrement dit vouloir représenter, voire expliquer, le réel en le chiffrant c’est le “vider” de son sens ou le rendre illisible, et, pour revenir au déluge, noyer le poisson.
   Si la raison, la chose du monde la mieux partagée disait l’autre, permet de comprendre le réel pour vivre sagement, il est raisonnable, donc sage, non de le chiffrer mais de le déchiffrer. Et, surtout, ne pas faire confiance à ceux qui sont obsédés par le cumul des zéros et ceux de leurs valets qui prétendent être initiés. Intéressant de noter que dans le domaine financier, déterminant dans notre société où tout est jaugé à sa rentabilité comptable, l’initié est celui qui triche.

   Il en va des lettres comme des chiffres. Le discours public est encombré de concepts qui en descendant de leurs domaines savants pour se mêler à la langue commune fait sombrer celle-ci dans la crypte médiatique, qui la transforme en langage communicationnel. Ce langage cryptique (du Grec krupticos “propre à dissimuler”) est fourni par une partie du haut clergé technocratique, légitimant ainsi son pouvoir prétendument savant, et diffusé par le bas clergé médiatique, chargé de dire la messe dans ce nouveau latin, à la fois dévoyé et ésotérique.
   Là aussi, il nous faut décrypter ce discours, à la fois pour conserver la fonction savante des concepts et redonner vie à la langue commune, propre à la réflexion et au débat contradictoire entre citoyens, en opposition à la langue de masse, utilisée par les nouveaux bergers, chargés d’impressionner et de soumettre le troupeau de paroissiens.

   A ce poids des mots s’ajoute le choc des images. Nous sommes saturés d’images. Iconographie omniprésente qui nous affecte (s’adresse à l’affect) par un savant mélange de frayeur et de culpabilité, pour ensuite nous consoler par la vulgarité  de divertissements censés être adaptés au goût du peuple, conçu, avec mépris, comme la populace.
   Pour ne plus être des spectateurs tétanisés, des pêcheurs repentants, des figurants abrutis et retrouver une image du monde compréhensible et une image de soi digne, il faut décoder cette iconographie fallacieuse.

  Dans une subtile sophistication, les instruments du Pouvoir ne sont plus prioritairement politiques et militaires mais financiers et culturels. Acheter la presse, les politiques, les clercs et rendre “les cerveaux disponibles”, selon la fameuse formule de Le Lay, est la nouvelle stratégie de domination soft. La corruption au plus au haut niveau de l’Etat, la prise en main systématique des médias, la mise au pas idéologique de l’école et l’abrutissement par le sport spectacle et les jeux en témoignent.

  La submersion chiffrée, le cryptage du discours et la manipulation des images anesthésient, paralysent et dévoient la pensée et l’action, tout en favorisant des réactions inquiétantes, voir l’irrésistible ascension des extrêmes droites dans tout le monde occidental.  
   Le déchiffrage, le décryptage et le décodage évoqués précédemment ne sont donc pas des exercices purement spéculatifs mais bien des actes militants, non exclusifs mais prioritaires, pour combattre l’ennemi sur son propre terrain.

Rédigé par Jean-Claude COIFFET