Enseigner la citoyenneté

 

Citoyen et fier de l’être

---------

"La culture c'est comme la confiture, moins on en a plus on l'étale". On pourrait appliquer cette boutade à l'inflation verbale dont la citoyenneté fait l'objet depuis quelque temps. C'est, en effet, peu de dire que le Citoyen, comme la République, sont à la mode. Mais, le propre des modes est de se démoder.

Et même, on a le sentiment que chaque mode annonce la mort de ce qu'elle survalorise, dans une sorte de baroud d'honneur nostalgique. Ainsi, à la fin des années 60 on ne parlait que de Révolution et servait Marx à toutes les sauces pour que, quelque temps après, l'un et l'autre soient enfouis au cimetière des illusions perdues. Les années 70 ont vu fleurir la contestation de la société de consom, du boulot et du fric préparant… la décennie du marché roi, du carriérisme et des placements financiers. Alors, n'assiste-t-on pas aujourd'hui à l'éloge funèbre de la citoyenneté ?

Comme à chaque fois, le simulacre est tragi-comique. Naguère, les enfants de la bourgeoisie, futures élites ou nantis, se présentaient comme le fer de lance de… la classe ouvrière. Aujourd'hui, on voit les descendants des collabos, nostalgiques d'une Europe aryenne, se faire les chantres de la Nation, et en face, certains démolisseurs des piliers de la République (Souveraineté nationale, services publics, conscription, contributions collectives) se dresser comme le rempart de cette même République.

Rien là d'ailleurs de paradoxal. Si une valeur ou un principe est rappelé avec force c'est qu'il ne va plus de soi et qu'on sent confusément qu'il est en danger. On ne protège que les espèces en voie de disparition. La confusion vient de ce que le danger est difficile à identifier car il ne vient pas de l'extérieur. Officiellement et institutionnellement nous sommes toujours en démocratie et personne ne la remet en cause. D'où, notre propension à focaliser sur un ennemi, d'autant plus commode qu'il prend les couleurs connues d'un danger du passé : l'extrême droite par exemple, dont pourtant la montée (d'ailleurs plus fantasmée que constatée statistiquement) est la conséquence et non la cause de la crise de la citoyenneté.

 

 

Le poids des mots…

Au fond, les modes ont pour effet de dévoyer le sens des mots qu'elles mettent en avant pour mieux les discréditer. Nommer Révolution un chahut d'étudiant ou la mise en scène collective du meurtre symbolique du père par les enfants du baby-boom, c'était retirer tout sens à ce concept et le faire ranger au placard des erreurs de jeunesse une fois la crise d'adolescence passée. Confondre citoyenneté avec un vague catéchisme pour scouts humanitaires ou un code de bonne conduite pour électeurs conformistes, qui doivent exprimer leur libre choix… à condition que ce soit pour les Partis "officiels", risque bien aussi de faire prendre ce mot pour un artifice camouflant la réalité sociale et politique.

Si l'on veut éviter de tels avatars, il faut résister aux sirènes de la mode, donc savoir de quoi l’on parle et veiller à ne pas prendre des initiatives aux effets contraires au but poursuivi ; "l'enfer est pavé…" C'est principalement vrai lorsqu'on souhaite transmettre l'esprit citoyen aux nouvelles générations.

Etre citoyen, c'est d'abord admettre qu'au-delà de leurs intérêts privés tout individu et tout groupe ont une dimension publique qui leur permet de décider de l'intérêt général. Donc aujourd'hui, c'est lutter contre la dérive idéologique qui souhaite privatiser le domaine public en transformant tout en marché, lieu de confrontation, prétendument libre, des intérêts particuliers. La menace est grande, en effet, quand des services publics se vantent d'être compétitifs et trouvent moderne de transformer l'usager en client, quand certains rêvent d'une école-entreprise où les élèves seront des demandeurs auxquels des enseignants-offreurs devront s'adapter, quand la solidarité collective doit céder la place à l'épargne privée… Bref, quand il n'y aura plus que des clients, le citoyen sera bel et bien enterré, malgré les incantations rhétoriques sur la citoyenneté.

Par ailleurs, cet intérêt général est l'œuvre de la volonté populaire qui s'exprime par les lois démocratiques. Encore ne faut-il pas qu'elles soient sournoisement remplacées par des "directives" prises par des commissions d'experts, hors de tout débat public et de tout contrôle démocratique, dans le seul souci d'être adaptées à de prétendues lois du marché. Où l'on redevient des sujets soumis à des fatalités qu'on ne maîtrise ni ne peut infléchir. Se vouloir citoyen, c'est donc réaffirmer la primauté des finalités sociales et politiques sur des impératifs faussement scientifiques, qui ne sont que les masques du nouveau pouvoir féodal des puissances financières.

 

… le choc des images.

Enfin, si en effet on ne naît pas citoyen mais qu'on le devient, cela ne s'apprend pas comme un cours de science naturelle ou des recettes de cuisine. Capable de comprendre le monde et de l'infléchir dans le sens de la justice, le citoyen se forme tout simplement par l'acquisition d'instruments intellectuels et culturels propres à développer son esprit critique, afin de comprendre que le sens de l'intérêt général n'est pas un luxe de générosité mais le fruit de la raison. Ce qui ne nécessite peut-être pas un enseignement spécifique, mais, par contre, impose qu'on dénonce toute dérive de l'Ecole vers la seule préparation à l'entrée en l'entreprise, dans un esprit de compétition.

L'entrée en citoyenneté se fait par l'intégration à une communauté déjà citoyenne, qui identifie. L'identité c'est, entre autres, la référence à des origines, cela est suffisamment répété aujourd'hui où chaque "communauté" revendique une origine spécifique. Or justement, un citoyen ne recherche pas ses origines dans la race, la religion, le terroir… mais dans l'Histoire d'un Peuple (d’une Nation, dans la conception française), en lutte pour son indépendance et sa dignité.

Encore ne faut-il pas que le passé soit présenté comme une succession d'erreurs et d'horreurs. Si tout le monde fut négrier, colonisateur ou collabo, si la Révolution ne fut qu'une agitation sanglante de la populace, si les militants ouvriers ne furent que des complices de la terreur stalinienne, si la Nation ne fut qu'une idée xénophobe et guerrière, si la "France" est raciste, antisémite… bref si le monde adulte passé et présent n'est que noirceur dont il doit à tout instant demander pardon, comment pourrait-on avoir envie de s'y identifier, donc d’être citoyen.

Il ne faut pas davantage énoncer que la langue des grands auteurs qui constituent le terreau de la citoyenneté est dépassée et inaccessible aux nouvelles générations.

La pédagogie citoyenne

L'excès d'auto-flagellation n'est pas plus pédagogique que l'autosatisfaction. Une telle attitude correspondrait à celle d'un prof qui ne lirait en classe que les mauvaises copies et se déclarerait illégitime à faire lui-même un corrigé. Par ailleurs, compter sur la pureté de la jeunesse pour laver des impuretés du monde adulte c'est contredire l'idée même de l'apprentissage de la citoyenneté, en laissant croire qu'elle est spontanément inscrite dans la jeunesse et qu'elle se perdrait ensuite. Enfin, enseigner des valeurs et des principes que la réalité passée et présente contredirait, c'est risquer de faire jeter le bébé avec l'eau du bain. La décolonisation fut un bon exemple de ce phénomène. Prétendre diffuser la démocratie et les droits de l'homme en contraste avec les pratiques coloniales a conduit à la fois à chasser les colons et à mettre en place des régimes contraires à la démocratie et aux droits de l'homme.

Enfin, former des citoyens c'est les préparer à accueillir les autres. Encore faut-il qu'ils aient quelque chose à offrir dont ils soient convaincus de la valeur : cela s'appelle la culture nationale et, en France, l'esprit républicain, la laïcité… La connaissance, le respect de la dignité et de la spécificité de l'autre passe aussi par la connaissance, le respect de soi et de sa spécificité nationale, et non pas ethnique ou générationnelle. 

Au fond, il n'est pas sûr que la citoyenneté soit plus menacée aujourd'hui qu'hier. En réalité, elle n'est jamais acquise une fois pour toutes, elle n'est pas héréditaire. L'esprit citoyen se forge dans le combat constant, y compris sur soi-même, pour l'indépendance, la dignité et la justice. Bref, il faut régulièrement en ranimer la flamme, pour éclairer le combat contre les ennemis présents, mais pas s'immoler par le feu, pour se purifier des démons passés.

 

Jean-Claude COIFFET

Rédigé par JC COIFFET