Etre jeune aujourd'hui et à tout prix


"Qui d'entre tous, éprouve le besoin de revenir vers les sources de la vie? je vais vous le dire… mais vous le savez tous : le jeune homme.
Que veut dire jeune? Cela veut dire actif, vivant, concret, le contraire de l'abstrait; cela veut dire chaleureux et sanguin, encore entier, spontané de nature ; enfin, comme on nous a aussi appelés, nous autres sortis du peuple, barbare ; ce mot m'a toujours plu."
(Michelet)
   Mais, dans les sociétés traditionnelles, le groupe des jeunes hommes, considéré comme dangereux, est tenu à l’écart et surveillé comme le lait sur le feu. Nos sociétés urbaines et industrielles les avaient encadrés et même enfermés à l’Ecole, à l’usine et à l’Armée jusqu’au mariage et à la paternité, qui les “domestiquaient” ; et ceux qui échappaient à l’une de ces entraves risquaient le plus souvent de faire un séjour plus ou moins long dans les prisons.
    Dans de nombreuses sociétés archaïques, le même mot signifie jeune et beau. Mais, Paul Nizan écrivait :“Je ne laisserais dire à personne que vingt ans est le plus bel âge de la vie”.
    La jeunesse offre donc une image ambivalente faite de nostalgie et de crainte, d’espoir et de méfiance, d’attraction et de rejet, vue de l’extérieur. De l’intérieur, elle est vécue dans l’enthousiasme ou/et l’angoisse, l’exaltation ou/et l’enfermement, le défoulement ou/et la paralysie. L’expression « la folle jeunesse » n’est pas seulement une image, les comportements adolescents ont presque toujours une dose, plus ou moins dangereuse, de schizophrénie où l’excès d’affirmation de soi le dispute à la négation de soi. C’est l’époque de l’anorexie et de la boulimie, de l’histrionisme et de la déprime, de la déviance criminelle et du suicide.
   Ces deux visions (extérieure et intérieure) sont à rapprocher du fantasme nostalgique de l’état de nature (ou de l’Eden), où l’homme, dénué de vices comme de vertus, aurait vécu dans l’innocence et où, selon la formule de Rousseau, “l’espèce était déjà vieille, et l’homme restait toujours enfant”(“De l’inégalité parmi les hommes”) ; c’est le fameux retour aux sources évoqué par Michelet. Par ailleurs, voir la jeunesse dans une globalité indistincte socialement correspond aussi à cet état de nature où justement les inégalités n’avaient pas encore perverti l’humanité.
  Période de transition entre l’enfance et l’âge adulte, l’innocence et la responsabilité, la nature et la culture, les jeux et les enjeux, la jeunesse est donc bien un passage, ou  désespérant -de la soumission parentale à la contrainte sociale- ou exaltant -de la liberté insouciante (inconsciente) à la liberté soucieuse (consciente)-. Toute société doit assumer ce passage difficile.
    Universelle donc dans sa nature fondamentale, la jeunesse est bien sûr gérée différemment d’une société à une autre. Comment la nôtre voit et vit cette jeunesse aujourd’hui ? En quoi cela est-il original par rapport aux périodes passées ? Pour répondre à ces questions, on tentera d’abord de décrire qui et que sont les jeunes aujourd’hui pour, ensuite, réfléchir sur ce que signifie aujourd’hui être jeune, et ce indépendamment de l’âge biologique.


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  Être jeune, c’est d’abord être identifié dans une classe d’âge plus ou moins précisément délimitée, c’est ensuite se distinguer par des comportements spécifiques. Dans les deux cas, on peut considérer que nos sociétés contemporaines, pour ce qui concerne les pays les plus « avancés », présentent des aspects qui les distinguent des sociétés précédentes, mais aussi des sociétés moins développées et appartenant à d’autres cultures.

    Jusqu’au XIXème siècle et même une partie du XXème, on passait de l’enfance à l’âge adulte sans période transitoire autonome. Le jeune était donc déjà un homme, le fameux jeune homme de Michelet. La jeunesse était donc la première étape de l’âge adulte, celle-ci préparant la période de maturité, dont l’entrée était rituellement marquée, par exemple, par le service militaire et le mariage. Certes, cette période, plutôt courte (cinq à six ans maximum), faisait sortir des contraintes de l’enfance et dispensait des responsabilités de la maturité, mais elle se déroulait sous la tutelle des anciens, tant sur le plan de l’apprentissage professionnel que de l’initiation à la vie affective et sexuelle et, surtout elle s’inscrivait dans le cadre social du milieu d’origine. Il n’y  avait  donc pas une réelle spécificité du groupe jeune, d’une part parce qu’il s’agissait, au contraire, d’une progressive maturation par mimétisme et d’autre part parce que le jeune était d’abord paysan, apprenti ouvrier, élève instit, clerc de notaire ou étudiant en médecine et obéissait dans son look, ses comportements et ses valeurs à son milieu, pas à une culture jeune générique. Pour les jeunes filles, cette période était la préparation au mariage, là aussi en fonction de leur milieu, sous la tutelle de la mère, aussi soucieuse de la vertu de la future épouse que de la mise en valeur des charmes de la candidate aux fiançailles.

   La situation s'est profondément modifiée dans les sociétés contemporaines aussi bien en termes de délimitation que de statut.
    Non seulement la période a fortement rallongé, mais l’absence de rites de passage rend très floues aussi bien l’entrée que la sortie. Le prolongement de la scolarité, le retardement de l’âge du mariage et la précarité des premières années d’activité professionnelle expliquent l’extension mal définie de cette période. Ainsi les statisticiens  qui avaient fixé l’âge de vingt-cinq ans comme limite envisagent-ils de la repousser à trente. Et encore est-ce là une limite « officielle » qui ne rend pas compte de la réalité vécue qui dans de nombreux cas repousse la véritable maturité bien au-delà. Mais, le même phénomène se constate pour la limite d’entrée, si bien que, par exemple, la responsabilité pénale est régulièrement abaissée.

   L’originalité n’est pas seulement dans la durée de la jeunesse, mais aussi dans son statut. Vue naguère comme une phase de prématurité, elle est aujourd’hui bien davantage une phase de post-enfance. Ce qui d’ailleurs explique le flou des frontières : on n’est pas encore sorti de l’enfance et donc cela peut commencer tôt et n’étant pas une préparation à, mais un statut en soi, cela n’a aucune raison de s’arrêter.
Quel est donc ce statut singulier ? Il est, en fait, une synthèse étonnante, voire détonante, d’une dépendance matérielle tardive et d’une autonomie comportementale précoce. C’est ce qui permet de singulariser la jeunesse et d’en faire une sorte de classe à part sous l’effet d’un double détachement, que l’on peut considérer comme une sorte de désinsertion sociale.
   Hors du monde du travail et dégagés des tutelles traditionnelles (parents, école, église, envisagés désormais comme des partenaires plus ou moins contractuels) les jeunes échappent donc aux identifications sociales habituelles et peuvent se retrouver dans une confraternité générationnelle. Cette désinsertion sociale s’accompagne d’une désinsertion culturelle dans la mesure où il n’est plus question d’imiter les aînés mais au contraire de s’en distinguer nettement. Le passé, dont la connaissance transmise était la condition d’une insertion culturelle, est désormais considéré comme dépassé, dénoncé comme passéiste. La jeunesse ne s’inscrit donc plus dans un mouvement historique collectif, l’Histoire (mémoire) c’est du passé (oubli) et l’avenir (pensé) n’est que du futur (obscur), quand il n’est pas « non futur ».
  Hors de l’espace (social) et du temps (historique), sans repères selon la formule à la mode, la jeunesse contemporaine vit cette double désinsertion de deux manières. Une désinsertion totale pour certains, qui conduit à une sorte d’anomie caractérisée par des comportements déviants d’un type nouveau qu’on ne sait ou n’ose pas vraiment nommer et qui s’assimile à la sauvagerie (les fameux sauvageons). Une réinsertion pour le plus grand nombre dans une identification générationnelle : la fameuse culture jeune.

   Look, langage, loisirs, éthique… jeunes constitueraient un modèle qui ne doit rien non seulement au passé mais même au présent adulte. Il y a là un phénomène qui ne rend pas seulement compte de la nature singulière de la jeunesse contemporaine, mais de la société elle-même. Sauf à croire à la génération spontanée ou à une mutation génétique qui permettrait désormais aux générations nouvelles de créer ex nihilo une culture, la dispensant d’apprendre et d’imiter, toutes les manifestations de cette prétendue culture jeune sont bien évidemment offertes comme un produit de consommation de masse, standardisé, prêt à porter, facile d’usage et constamment renouvelé. Toutes qualités qui permettent d’entretenir les illusions de l’effacement des distinctions sociales, de l’absence d’effort et du caractère ludique et spontané de la formation ainsi que d’une continuelle créativité par effet d’obsolescence. Mais surtout, ce modèle étant offert hors et même contre les autorités traditionnelles (famille, école, église), il apparaît comme un instrument de libération. Au façonnage du futur adulte que ces institutions opéraient selon des principes d’autorité et des méthodes mimétiques se substitue une manipulation de l’éternel jeune selon des principes d’autonomie et des méthodes ludiques par des instances occultes et diffuses se cachant derrière des instruments de communication (médias).
  Présenter les facteurs de cette mutation nécessiterait une étude complexe qui prendrait en compte le progrès technique, en particulier des instruments de communication, le développement de la société de consommation, le baby-boom, l’ouverture des frontières etc… Mais quoi qu’il en soit, cette culture jeune n’est en rien une création autonome et spontanée de la jeunesse elle-même mais bien une construction du monde adulte ; entre autres, le pouvoir économique dont les finalités sont fort éloignées de la construction d’un individu responsable.
Paradoxalement, cette mutation ne fait qu’accentuer les traits contradictoires de la jeunesse, évoqués dans l’introduction, où l’insouciance le dispute à l’angoisse, où l’affirmation exacerbée de l’ego s’inscrit dans un conformisme prégnant. Mais à ces contradictions traditionnelles vient se rajouter une inversion entre le temps et l’espace. Alors que jusqu’alors l’espace (social et territorial) était borné et le temps continuellement en mouvement, aujourd’hui l’espace est ouvert et le temps suspendu : il faut continuellement bouger mais ne jamais vieillir. C’est ce que certains observateurs critiques nomment le bougisme et le jeunisme. Ce dernier point permet d’envisager l’autre sens de la formule « être jeune » qui ne se réfère plus seulement à l’appartenance à une classe d’âge mais rend compte d’un état d’esprit, voire d’une idéologie : vivre, agir, penser « jeune ».


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   Sous cet aspect aussi cette mutation ne fait qu’exacerber ou pervertir un sentiment anthropologique : la peur et le refus de la mort, que le vieillissement préfigure. A l’éternité de type religieux, les sociétés modernes avaient substitué l’historicité culturelle où chaque génération n’était qu’un maillon dans un mouvement collectif permanent qui transcendait la naissance par la référence respectueuse à l’Histoire et la mort par la transmission. Le caractère progressiste de ce mouvement historique permettait à chaque génération de se sentir à la fois fidèle et originale dans une œuvre collective. Cela est remis en cause aujourd’hui.
   Un complexe de culpabilité de l’Occident présente systématiquement un passé fait de guerres, de massacres, d’injustices, d’oppression, ce qui fait condamner ou oublier l’héritage historique. L’effondrement navrant des utopies progressistes dissuade de construire des projets d’avenir. L’individualisme consumériste nous atomise dans une société de masse. Autant de facteurs qui ont réveillé l’angoisse existentielle de la mort de chacun et donc le refus du vieillissement. La maturité, gardienne du passé et moteur de la transmission pour un futur continuellement réinventé est remplacée par une jeunesse qui nous ramène indéfiniment à la source.
   Ce combat désespéré contre la mort et pour une continuelle renaissance nous éloigne de la culture, nécessairement historique, et nous ramène à la nature, nécessairement permanente. Dans cette conception, le corps prend donc une place prédominante : il doit rester sain, vigoureux, souple, désirable, bref ne jamais montrer les signes du vieillissement. Il faut, d’autre part, se divertir, au sens pascalien, pour échapper à cette angoisse : l’insouciance, le loisir, le détachement, la dérision doivent imprégner toute activité. La créativité spontanée, l’innovation systématique permettent de se positionner dans un présent permanent, puisqu’on ne doit rien au passé (la créativité spontanée) et qu’on ne prépare pas l’avenir (les innovations futures rendant obsolètes les innovations présentes).
    Paradoxalement, cette référence moderniste à la source de jouvence continuellement renouvelée, qui survalorise l’immédiateté (ici et maintenant), renoue avec les sociétés pré modernes dans une nostalgie d’un temps stable et pacifié. D’où cette obsessionnelle recherche des racines, l’engouement pour les « cultures » traditionnelles sans histoire (dans les deux sens du mot) et la référence aux principes religieux originels. La peur du temps qui passe fait osciller notre société entre un futurisme largement fantasmatique et un passéisme nostalgique. Où l’on voit que la maturité devient, elle aussi, une période d’instabilité contradictoire, qui se rassure en prenant modèle sur… la jeunesse, qu’elle mime jusqu’à la singerie parfois.
   Etre jeune pourrait donc être vu aujourd’hui non comme une singularité distinctive mais comme la référence universelle dans un monde ignorant son passé et refusant son avenir. Ce monde est celui de la vieille Europe, dont le modèle naguère dominant est de plus en plus contesté, c’est aussi celui du baby boom en passe de devenir le papy boom. On peut penser que, dans ce contexte, cette obsession d’une jeunesse permanente apparaît comme un moyen de préserver une identité menacée.


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  Cependant, la jeunesse, pas plus que la société en général, n’est univoque. Tous les jeunes ne surfent pas sur les vagues ou les idées toutes faites et tous les « vieux » ne sont pas atteints de jeunisme. On peut penser, et même observer à certains signes, que de nombreux jeunes sont de plus en plus en quête de modèle et d’autorité. Encore faudrait-il que les « anciens », plutôt que de prétendre être à l’écoute de la jeunesse, sans nécessairement l’entendre, aient quelque chose à lui dire. Par ailleurs, l’esprit critique du jeune ne se résume pas à une contestation méprisante et stérile du monde adulte et même manifeste plutôt la condamnation d’un monde adulte qui ne s’assume pas comme tel.
    Si l’idéologie jeuniste est vide de sens et si l’on admet que la jeunesse est un fait de nature, celle-ci ayant horreur du vide, on peut prévoir qu’on passera bientôt du non-sens au bon sens, tel que, entre autres, le rapport entre générations soit remis dans le bon sens et que tous réaffirment “L’inestimable objet de la transmission” (Pierre Legendre).

 

Rédigé par Jean-Claude Coiffet