Coup de "com" et coup bas contre la sécu

 

Un coup d’Etat virtuel

ou

Le “coming out” d’un Président

 

Quand le Général Boulanger se suicida le 30 septembre 1891, sur la tombe de sa maîtresse, Marguerite de Bonnemains, actrice et femme du fils du Lieutenant Général Pierre de Bonnemains, Georges Clemenceau eut cette phrase assassine “Il est mort comme il a vécu : en sous-lieutenant”. Autrement dit, ce général de 54 ans, que Clemenceau avait fait nommer Ministre de la Guerre sous le gouvernement Freycinet, qui fit trembler la République mais recula au dernier moment, préférant apparemment les douces faveurs de  sa maîtresse aux dures exigences du pouvoir, et qui finit par se suicider de chagrin, est resté un jeune con romantique, indigne de gouverner. Pour cela, il faut être un animal à sang froid et un cynique aussi bien dans son action publique que dans sa vie privée.

Divorcé et grand coureur de jupons, notre Georges national n’était pas vraiment un romantique, lui qui donna le prénom d’une de ses maîtresses, Léonide, à une ânesse qui, comme elle, avait "de grands yeux humides, la langue chaude et le poil luisant". En politique, il était un pragmatique ou un opportuniste, au choix. D’abord il se situe plutôt à la gauche de la gauche, comme on dit aujourd’hui, favorable à l’amnistie des Communards, laïc acharné, opposé à Jules Ferry à propos de la colonisation, Dreyfusard de la première heure… Mais avant de finir comme Père la Victoire, il fut un ministre de l’Intérieur redoutable, le “Tigre”, pas seulement pour les truands, mais aussi et surtout pour le mouvement ouvrier. Ce qui lui vaudra le surnom de “Briseur de grèves”. Pour maintenir “l’ordre social”, il utilise mouchards et provocateurs et n’hésite pas à faire tirer la troupe sur des grévistes, à Draveil (1) en 1908, puis à faire arrêter la quasi-totalité des dirigeants syndicaux, il est alors Président du Conseil, mais toujours “Premier flic de France”.

Certains se demandent sans doute quel sens peut bien avoir ce petit rappel historique. D’autres y verront peut-être une certaine concordance des temps, dans la personnalité fort distincte aussi de personnages contemporains qui font la une de l’actualité… politique (?). Certes, la tentation est grande de voir qui est le Boulanger et qui est le Clemenceau d’aujourd’hui. Après le spectacle de la froide et rigoureuse détermination de l’un, chargé du maintien de l’ordre, on pourrait se désoler de voir qu’à  la veille d’une déclaration, présentée par certains médias comme une véritable révolution, l’autre personnage pollue cet événement par une minable affaire de trahison amoureuse, pour être poli.

Seulement là s’arrête la concordance des temps. Lorsque Boulanger se suicide et quand Clemenceau fait tirer sur des grévistes, ce n’est pas du spectacle, ils n’amusent pas la galerie. Il n’y a aucun communicateur pour mettre savamment en scène l’événement. L’événement aujourd’hui n’est pas ce qui arrive dans la réalité mais ce qui est représenté et diffusé en images. L’acteur public n’est plus seulement celui qui agit mais celui qui doit savoir tenir un rôle dans le spectacle médiatique, plus proche du “boulevard” ou du “Grand Guignol” que de Molière ou de Becket.

Aussi, pour ne s’attacher qu’au dernier “événement”, il est difficile d’imaginer que le scénario n’ait pas été prévu et approuvé par les protagonistes. Penser et dire que vraiment cette révélation de la vie privée de notre Président était d’une rare maladresse ou malchance au regard de l’importance de la révélation politique prévue pour la conférence de presse du surlendemain, c’est faire preuve d’une naïveté qui frise la niaiserie, ou tout simplement participer à la mise en scène.

Coup réussi. D’une part, on détourne l’attention sur le reality-show, dont on pense que la “multitude“ décervelée par la télé à la Le Lay (2) raffole. Mais, plus subtil encore, en insistant sur ce prétendu contretemps, on donne une importance quasi historique au fameux “Coup d’Etat” qu’on prétend devoir être cette fameuse conférence de presse. Tout marche pour le mieux, en fait donc sans surprise. Première question, sur la vie privée bien sûr, et réponse attendue : la vie privée, c’est la vie privée et la vie publique c’est la vie publique. Ça ne casse pas trois pattes à un canard, mais il suffit de le dire avec solennité, avec un ton grave et la posture “gaullienne”, pour qu’on comprenne qu’on n’est pas là pour rigoler, c’est du sérieux, c’est de l’historique, on vous dit. Seulement, on n’oublie pas, sur un ton plus patelin, de préciser que de la vie privée, on en parlera, mais plus tard. Très bien, la multitude décervelée, telle que la conçoivent les maîtres en communication, peut zapper ou n’écouter que d’une oreille, ce qui suit ne la concerne pas, la suite du feuilleton à la “Nous Deux”, c’est pour plus tard. Quant aux autres, les sérieux, les avertis…ils pourraient aussi ne plus écouter, parce qu’ils savent déjà ce qui va être dit. Les petits curés et abbés du clergé libéral médiatique ont déjà écrit leur sermon du lendemain, il ne leur reste qu’à retenir au vol quelques citations pour faire plus vrai.

Au fond, la seule chose que le François a dite de sincère pendant sa campagne : c’est qu’il est un Président normal et donc un homme normal, parfaitement conformiste. Il est pour le couple, pas le mariage à trois. C’est clair pour l’homme privé, on change de partenaire, on ne cumule pas. Pour l’homme politique itou : pendant la campagne électorale il est pour les salariés et contre son grand ennemi, l’argent, comme Président il négocie avec, ou se fait dicter par le patron des patrons sa politique sociale et met les syndicats devant le fait accompli ; c’est à prendre ou à laisser.

C’était donc cela l’événement historique ? François Hollande n’est pas socialiste, c’est comme si Jean Marais avait fait une conférence de presse pour “avouer” son homosexualité. Quant au grand virage de la politique sociale : la nième baisse des charges depuis trente ans, en contrepartie d’une hausse de l’emploi. Contrepartie qui ne s’est jamais vérifiée, ni ici ni ailleurs, pas même en Allemagne (3), tout simplement parce qu’il n’y a aucun rapport entre les cotisations sociales et l’emploi, sauf éventuellement dans le sens contraire : l’augmentation des prestations sociales peut stimuler la demande intérieure.

Et pourtant que n’a-t-on entendu ! Enfin François Hollande et le PS abandonnaient le Socialisme pour la Social-démocratie ou même le Social-libéralisme. Qu’importe les termes, que bien évidemment tous ceux qui les emploient en ce moment seraient bien embarrassés de définir, ce qui compte c’est qu’enfin la Gauche française se “modernise”. Qu’elle se mette au diapason des autres pays du nord de l’Europe, de l’Allemagne et des technocrates ultra-libéraux de Bruxelles. Il était temps, nous disent les petits curés, qui ne cessent de se trémousser de plaisir. Enfin les patrons, c’est-à-dire aussi les leurs (4), ont trouvé un partenaire de confiance qui permettra d’avancer dans les fameuses réformes de structures, c’est-à-dire en fait la destruction pierre par pierre de l’édifice social, et non pas socialiste, construit à partir du programme du CNR(5).

Pour eux, qu’ils soient incultes ou malhonnêtes, et parfois les deux à la fois, les concepts sont utilisés comme des mots magiques, maléfiques ou vertueux en soi, sans qu’il soit nécessaire de les définir. Les vertueux sont auréolés et enveloppés d’encens : marché, libéralisation, entreprise, compétitivité, défiscalisation, dégager des marges (préféré à profit que le malin a perverti), privatisation, contrat… Les définir affaiblirait leur puissance sacrée, les contester serait une profanation. Les maléfiques sont illustrés d’images effrayantes : le socialisme, c’est la dictature étatique et le goulag ; l’intérêt général c’est le passéisme nationaliste ; le service public, un ramassis de ronds-de-cuir inutiles et coûteux ; la régulation, du jacobinisme ou colbertisme selon la (dé)formation de base des uns et des autres. Et si, par malheur, on s’aventurait à énoncer devant eux le terme de nationalisation ou de planification, ils sortiraient leur crucifix pour se, nous, protéger de Dracula.

Ces ex-maoïstes ou trotskistes, pour les plus anciens, qui hantent désormais les couloirs du MEDEF ou du Pouvoir “socialiste” semblent avoir quelques problèmes avec la chronologie. Le libéralisme n’est pas la sortie d’un long passé étatiste, mais c’est la régulation de type keynésien, pas particulièrement socialiste, qui a succédé au libéralisme en crise. Et la relibérisation de l'économie française débute dans les années 80, sous un gouvernement dit d'Union de la Gauche. Quant au prétendu moderne  “Social-libéralisme”, qui se télescope avec le terme de “Social-démocratie”, il se réfère à une véritable idéologie cléricale née dans les années trente (6).

Allez, on va leur donner du grain à moudre en citant longuement un de ces dangereux socialo-marxo-nationalo-totalitaires de cette époque maudite où la croissance frisait les 5% et le taux de chômage était nul.

« Chacun reconnaît aujourd’hui que l’Etat est responsable de l’évolution économique, qu’il lui appartient de lutter contre les crises et le sous-emploi, d’orienter, de stimuler et de coordonner les efforts en vue de l’expansion et du progrès. Personne ne peut plus défendre sincèrement le libéralisme du dernier siècle, personne ne croit plus à la valeur de la vieille formule :“laissez faire, laissez passer”

(…)

La  planification démocratique, telle que nous la concevons, suppose la répartition des investissements et des profits qui bénéficie à la collectivité entière et spécialement aux catégories les plus défavorisées. Ces objectifs ne sauraient être remis en cause par le Marché Commun sans qu’il en résulte une crise politique grave. Pour les Français, l’Europe en formation ne doit pas être l’Europe des trusts et des cartels, une organisation où ces derniers, tantôt s’entendraient librement pour fixer leurs investissements, leurs productions et leurs prix et se partager les marchés à l’intérieur de la Communauté ou au-dehors – et tantôt se déchireraient dans des combats dont les travailleurs et les consommateurs seraient finalement les victimes.

(…)

Laisser aller les choses sans réagir, c’est laisser l’Europe s’acheminer vers des formes et des équilibres inacceptables pour les démocrates et les socialistes. L’Europe telle qu’ils la conçoivent devra s’opposer tout autant à des formes de concurrence ruineuses qu’à des ententes contraires au progrès et au plein emploi des hommes et des ressources. Elle ne doit pas être un champ clos où toutes les rivalités vont pouvoir se donner libre cours, mais au contraire une construction pour le bénéfice de chacun et de tous. La seule solution se trouve dans une planification européenne, à base démocratique elle aussi, qui permettra d’harmoniser la croissance productive des pays membres, d’éviter que la liquidation des politiques protectionnistes n’aggrave le déséquilibre entre les régions de haut développement et les régions déprimées ou menacées, et d’orienter la Communauté tout entière vers une expansion régulière. »

 

Les propos de ce dangereux personnage, qui pourraient enrichir tous les mouvements contestataires actuels, bien plus que la prose de ce cher Stéphane Hessel, ont été écrits en 1962 par ce très modéré et européen convaincu -aussi éloigné du socialisme autoritaire que du nationalisme étatique- Pierre Mendès France dans “La République moderne”.

A méditer pour tous ceux qui ont bien compris que l’alternance n’est pas l’alternative. Alternative, que dans le vide idéologique actuel, il faut construire de toutes pièces, en fonction des réalités présentes certes, mais en s’inspirant de ceux qui naguère étaient déjà dans une réflexion alternative et n’ont pas vraiment été entendus à l’époque. A des niveaux d’intervention différents, il y eut certes Mendès mais aussi Claude Lefort et Castoriadis, Gilles Martinet et Claude Bourdet… Ils ont des successeurs. On attend qu’ils s’expriment plus fort et dépassent leurs éventuelles querelles, pour éclairer tous ceux qui refusent de suivre le courant et souhaitent reprendre la barre pour changer radicalement de cap, avant que d’autres, à l’extrême bord, ne fascinent et ne fascisent les peuples européens en déshérence.

 

 

(1)Voir le livre de Jacques Julliard, Clemenceau briseur de grèves - L’affaire de Draveil-Villeneuve-Saint-Georges (Julliard, collection Archives, 1965, rééd. 2004)

(2)Patrick Le Lay, ancien Président de TF1, qui résumait ainsi le rôle de la télé :

« Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspectivebusiness', soyons réalistes : à la base, le métier de TF1, c'est d'aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit.

(…) Or pour qu'un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c'est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible.

(…) Rien n'est plus difficile que d'obtenir cette disponibilité. C'est là que se trouve le changement permanent. Il faut chercher en permanence les programmes qui marchent, suivre les modes, surfer sur les tendances, dans un contexte où l'information s'accélère, se multiplie et se banalise… »

(3) Voir l’article « Chômage et emploi. Les pièges des comparaisons statistiques. »

(4) Lire « Economistes à gages » de Serge Halimi, Renaud Lambert et Frédéric Lordon (Edit du monde Diplomatique « Les liens qui libèrent » 2012)

(5) Voir l’article “Réformes (explication de texte)

(6) Voir l’article “Economie sociale de marché et ordolibéralisme

Rédigé par JC Coiffet