Citoyenneté et mondialisation

    Je ne crois ni au Diable ni aux miracles, donc je suis citoyen! Telle pourrait être la formule apparue il y a quelques siècles, avec l'humanisme, donnant naissance à la société "moderne": l'Homme n'est pas soumis à des forces extérieures, il est maître de son destin. Cette découverte déchirait le voile magique ou religieux jeté jusqu'alors sur la violence des rapports humains. Si je suis pauvre ou opprimé, ce n'est pas par volonté divine ni inscrit dans des lois naturelles, c'est par volonté du riche ou du puissant et écrit dans des lois humaines. Cela conduisait inévitablement à la citoyenneté démocratique, c’est-à-dire la participation de tous à l'élaboration de la loi commune, ainsi qu'au contrôle et même à la soumission de tout pouvoir à la volonté générale. Ainsi se dressait la force de l'intérêt public face à l'intérêt privé des forts.


Le voile du nouvel intégrisme
   Mais, au moment même où cette citoyenneté politique prenait forme en Europe naissait et se développait le capitalisme industriel. Or, si le marché, lieu public d'échange, peut apparaître pour certains comme le pendant économique du "Forum", l'entreprise est, au contraire, la persistance de l'esprit féodal : espace privé (donc non-public) justifiant un pouvoir sans partage et sans contrôle (donc non démocratique). La citoyenneté et la loi commune s'arrêteront durablement à la porte des usines (1). L'injustice, l'exploitation et l'oppression d'un tel système s'exprimeront d'abord avec cynisme, puis finiront par se recouvrir d'un nouveau voile magique, afin d'étouffer ou de dévier la contestation des victimes. Ainsi, la science économique, pourtant née d'un effort de rationalisation dans l'observation des phénomènes sociaux, tendra progressivement vers le discours théologique, de plus en plus abscons et de plus en plus incantatoire. Les lois humaines doivent de nouveau se plier à des lois "supérieures", quasi naturelles: lois du marché (régulées par une "main invisible"), de la statistique (volonté inconsciente de la masse qui s'impose à la volonté consciente des individus) voire de l'Histoire (l'action des hommes doit être en phase avec le mouvement "objectif" de l'évolution de la Société).

    Le retour de la pensée libérale qui sacralise les lois "spontanées" du marché, idolâtre l'entreprise (donc le pouvoir privé) et diabolise l'Etat (donc le pouvoir politique) nous plonge dans un véritable intégrisme obscurantiste, qui met gravement en danger les fondements mêmes de la citoyenneté. Cette nouvelle secte a évidemment son clergé : les experts ou prétendus tels, seuls à maîtriser le latin des sciences humaines, à être initiés aux modèles mathématiques sophistiqués et à avoir lu les grands théologiens, de Smith à Friedman en passant par Pareto.
 
    Ils viennent régulièrement, non pas nous aider à décider de notre destin, mais nous dessiner les "courbes" des nouvelles "lois divines" qui s'imposeraient et auxquelles il faudrait s'adapter. Le bon peuple ignorant et craintif, est ainsi convié à des grand-messes où le citoyen redevient paroissien, prié d'un côté de s'agenouiller devant les miracles de la technique et de l'autre de craindre la colère "divine", si jamais il s'avise de ne pas suivre ses lois. Il réapprend d'ailleurs le sens du péché : s'il y a du chômage, de la pauvreté, c'est parce qu'il veut être trop payé, trop soigné, trop protégé… En même temps, il retrouve le sens du sacrifice, à la gloire de la santé (de la sainteté) économique, sorte de purification par le jeûne (des dépenses sociales), l'épreuve du dénuement et la conscience de sa "précarité".

   Et si le paroissien médusé ne comprend pas toujours la logique de ces commandements (comment comprendre qu'il y aura moins de chômage en favorisant les licenciements, qu'on vivra mieux avec moins de services publics…), eh bien, c'est la preuve que les voies du Seigneur sont impénétrables… et donc, qu'on doit faire confiance au nouveau clergé qui seul accède à ce "mystère".

 

 Faut pas rêver
   Alors, la Mondialisation? Eh bien, peut-être est-ce là l'illustration quasi caricaturale de la mystification de ce nouveau discours magique. Au fond, l'humaniste, c'est aussi celui qui croit en l'universel, la fraternité universelle. Alors, lui dire qu'il doive céder aux impératifs de la mondialisation… comment pourrait-il s'y opposer? Le caractère magique du mot, vide de tout contenu réel, peut ainsi résonner chez l'humaniste, qui va lui donner un contenu qui correspond à sa sensibilité. Ainsi, par exemple, si l'on avait voulu illustrer par une image symbolique le Colloque d'aujourd'hui, on aurait photographié des enfants, de couleurs différentes si possible, à qui l’on aurait fait faire une ronde autour de la planète (si tous les gars du monde…). Et pour qu'ils aient le pied plus léger (et peut-être aussi pour être sponsorisé), on les aurait chaussés de "Nike" par exemple.
 
    Déchirons ce voile et regardons attentivement ce qui se cache derrière cette photo idyllique. Observons attentivement la jeune asiatique, elle ne porte pas seulement des Nike, elle les fabrique, et ce qu'on croit être un sourire, est en fait une blessure, elle a été frappée sur la bouche par la maîtrise de Nike parce qu'elle a été surprise à parler pendant le travail. Le jeune Blanc lui, use ses Nike toute la journée sur les pavés de…Romans par exemple, parce qu'à Romans justement on ne fabrique plus de chaussures. La jeune Noire écrase de ses Nike des seringues qui jonchent les trottoirs défoncés de son ghetto new-yorkais…  mais l'Africaine, elle, va nu-pieds et agonise dans un camp de réfugiés, la mondialisation l'a oubliée, elle n'a pas été invitée à la danse.

   Voilà bien la magie d'un mot qui peut déclencher le rêve, "la fraternité universelle" et cacher une réalité, que naguère on appelait colonialisme ou impérialisme, et faire oublier qu'il n'y a là rien de totalement nouveau: le capitalisme a toujours considéré que les richesses naturelles ou humaines faisaient partie d'un seul territoire… le sien. Encore faut-il qu'il soit maître de celui-ci, y compris par l'instrument politique. Ainsi, après avoir utilisé l'Etat pour réprimer les luttes sociales et coloniser "l'outre-mer", après l'avoir rendu "providentiel" pour alimenter les débouchés de l'industrie fordienne, il est en train de le supprimer pour appliquer sa stratégie mondiale sans "barrière" juridique.



Le citoyen en piteux Etat
   Autre mystification qui peut tromper de nouveau "l'humaniste". Au fond, dans la dialectique du pouvoir politique le citoyen a toujours eu en face de lui l'Etat, qui entrave sa liberté et "l'impose". Alors supprimer ou réduire le pouvoir d'Etat, c'est supprimer l'impôt, la répression, l'armée etc… Mais en même temps, c'est supprimer l'instrument politique citoyen, dont les lois justement pourraient faire contrepoids aux lois des … marchés financiers (autre concept magique qui camoufle les spéculateurs).

   Avec un Etat dépouillé de ses instruments d'autorité et d'intervention que devient l'acte citoyen par excellence: le vote? On n'est plus à l'époque de Lénine qui disait que dans les démocraties bourgeoises, l'élection était la possibilité pour les opprimés de désigner tous les quatre ans leurs oppresseurs. C'est plus subtil : le citoyen a le choix entre une équipe d'experts à chemise blanche et cravate bleue et d'autres à chemise rose à cravate rouge et pois verts, qui de toute façon s'avoueront impuissants parce qu'il y a… les lois de la compétitivité, les critères de "Machin", les impératifs technologiques, la susceptibilité colérique des fameux marchés financiers, et enfin la mondialisation qui empêche qu'on puisse prendre des mesures "isolées". Alors, en attendant un Etat démocratique mondial (l'autre monde en quelque sorte), le citoyen doit accepter d'être traité en malade, sur lequel se penchent les nouveaux Diafoirus : le poumon vous dis-je… la crise vous dis-je…



Un lien...
    Enfin, la citoyenneté, c'est aussi une certaine conception du lien social. Ainsi, au moment de la construction des démocraties, les liens traditionnels de proximité (famille, castes, corporations, religions…) furent transcendés par ce qu'on appela la Nation: une histoire et un territoire communs (l'Histoire-géo de l'école Républicaine) et une volonté commune de vivre l'avenir. Mais comme toute construction humaine, celle-ci a ses perversions: le nationalisme chauvin, xénophobe voire dominateur. Alors la mondialisation, ce serait la fin de ces nationalismes, l'émergence enfin du citoyen du Monde.

   Craignons au contraire que la fin du sentiment national (trans-social, trans-générationnel, trans-religieux…) fasse retourner aux nationalismes ethniques, raciaux, sectaires… Hier, le citoyen yougoslave, vivant à Zagreb, de parents Serbe et marié à une Bosniaque débattait des vertus de l'autogestion, aujourd'hui les membres de la tribu serbe se purifient de la tribu musulmane; les prétendus nationalistes corses font sauter l'Hôtel des impôts pour remplacer la contribution républicaine par le racket archaïque mafieux; enfin, le nouvel exclu n'est pas autre chose que celui qui ne pouvant compter sur aucun lien de proximité n'a plus d'existence sociale, en l'absence d'un sentiment réel de solidarité nationale.

   Ainsi atomisés ou "clanisés", les peuples sont fragilisés face aux pouvoirs économiques mondiaux. Ou bien, ils ne sont plus que des réalités statistiques interchangeables, facilitant l'exploitation du producteur et l'aliénation du consommateur, ou bien on joue des rivalités claniques et corporatistes pour détourner des véritables conflits.


… résistant.
  Alors, comment être encore citoyen devant une situation aussi complexe, massive, globalisée, opaque? En reprenant le Pouvoir.

     Et d'abord celui du Verbe. Dire ce qu'on veut qui doit être et non admettre ou subir ce qui est prétendu devoir être. Redonner un sens vrai aux mots et démasquer le discours magique; celui, par exemple, qui fait de la crise un "contexte" qui explique et justifie tout afin d'occulter la réalité, celle d'un système injuste et violent, qui renforce les privilèges de certains et en exclut d'autres. Ne pas succomber aux sirènes de la mystification.

   Restaurer le pouvoir politique face au pouvoir économique, ou plutôt financier, et donc s'opposer à la destruction de l'instrument de ce pouvoir. Peut-être ne sera-ce plus demain l'Etat-Nation, encore qu'un peu plus d'un siècle d'existence ne le rende pas nécessairement obsolète à l'échelle de l'Histoire et que le vide institutionnel que sa disparition induit laisse le champ libre aux nouveaux pouvoirs féodaux.

   Bref, il faut "résister". Résister à la paresse qui laisse la parole à ceux qui prétendent connaître les mystères de notre bonheur. Résister au conformisme qui paralyse toute parole libre et originale, condamnée a priori comme ringarde ou irréaliste. Résister à la peur de l'autre et à la tentation de la protection. Résister au mythe de la libéralisation, qui ne libère pas le citoyen, mais laisse libre cours à la domination des forts sur les faibles.

   Résister n'est pas un geste passif de refus du changement, mais la conscience qu'on ne construit pas en collaborant avec l'ennemi, et que tout véritable changement passe par le refus de se soumettre à ceux pour qui le changement est, en fait, le retour à une société où leurs privilèges n'étaient soumis à aucune entrave, ce qui leur permet de se présenter comme les champions de la liberté.

    Et puisque nous sommes à Romans, terre de Résistance naguère, on peut rappeler pour conclure, que la République s'est reconstruite parce qu'il y eut des citoyens, de drôles de paroissiens, traqués par les uns, dénoncés par d'autres et ignorés du plus grand nombre, qui surent résister au conformisme du temps, qui opposèrent aux mirages d'une Europe grandiose de surhommes, la volonté humble d'être des hommes maîtres de leur destin et qui savaient que libérer le sol français c'était aussi libérer l'Homme. Aussi,  couvrirent-ils les sirènes de l'indignité en chantant indistinctement la Marseillaise ou l'Internationale avant de mourir… juste "pour qu'à la saison nouvelle mûrisse un raisin muscat” (*).


Jean-Claude COIFFET           
         (Intervention au Colloque de Romans, avril 1997)

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(1) “Oui par le suffrage universel, par la souveraineté nationale, qui trouve son expression définitive et logique dans la République, vous avez fait de tous les citoyens, y compris les salariés une assemblée de rois. C’est d’eux, c’est de leur volonté souveraine qu’émanent les lois et le gouvernement : ils révoquent, ils changent leurs mandataires, les législateurs et les ministres ; mais, au moment même où le salarié est souverain dans l'ordre politique, il est, dans 1’ordre économique, réduit à une sorte de servage.

Oui ! Au moment où il peut chasser les ministres du pouvoir, il est, lui, sans garantie aucune et sans lendemain, chassé de l'atelier. Son travail n’est plus qu'une marchandise que les détenteurs du capital acceptent ou refusent à leur gré…Il est la proie de tous les hasards, de toutes les servitudes et, à tout moment, ce roi de l’ordre politique peut être jeté dans la rue. Discours de Jean JAURES à l’Assemblée Nationale du 21 nov 1893


(*) Extrait du poème d’Aragon “La rose et le réséda”, à la gloire de la Résistance.

Rédigé par Jean—Claude COIFFET

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