NI esclave ni négrier

  Depuis pas mal de temps, j’avais pris conscience que, m’opposant à l’Europe maastrichtienne, j’étais un pauvre d’esprit, un “frileux”, obéissant à des réflexes conservateurs. Depuis peu, je viens d’apprendre que, indigent intellectuellement, je suis aussi dénué de toute sensibilité. Ainsi, j’ai beau faire, je n’arrive pas à ressentir dans ma chair la souffrance de mes ancêtres prolétaires ou serfs, contrairement à certains descendants d’esclaves -au fait, suis-je sûr de ne pas avoir aussi des esclaves parmi mes ancêtres ?- .

   Sans doute, est-ce cette double atrophie intellectuelle et affective qui fait que je continue bêtement  à me référer aux grandes dates des combats émancipateurs, de 89 à la Libération en passant par 1848, la Commune, le 1er mai ,  36 … Contrairement à ceux qui aujourd’hui contestent la date du 23 septembre comme journée de l’esclavage, en référence à la loi  d’abolition de 1848, pour rompre avec cette salle habitude d’honorer les dominants arrogants, du type de Schoelcher, et enfin rendre hommage aux victimes. Aussi proposent-ils la date du 23 mai, en référence à une manifestation organisée en…1998.  Fort de cet enseignement et pour me faire pardonner, j’avais projeté d’organiser le jour de ma naissance une grande messe de recueillement pour tous les damnés de la terre, des esclaves égyptiens aux sous-prolétaires du Tiers-monde, ce qui permettrait enfin de substituer le 22 février au 14 juillet et au 1er mai.  Mais, d’autres amis me rappelèrent que rien n’y ferait, j’étais par nature irrécupérable.

   Comme blanc, et de plus mâle, je suis condamné à être raciste, colonialiste, sexiste… Circonstance aggravante, je suis passé par l’horrible école républicaine qui me fit croire que l’humanité s’analysait dans un processus historique et en fonction de sa répartition géographique, alors que, selon toujours les mêmes amis,  elle est fracturée de tous temps et en tous lieux en deux grands camps : le “continent blanc” regroupant les bourreaux et le “continent noir”, regroupant les victimes, les femmes faisant partie de ce dernier (on peut espérer que Condoleezza Rice, femme, noire, née en Alabama, terre esclavagiste s’il en est, et…Secrétaire d’Etat de Bush, a un excellent psy). Mais non contente de m’empêcher de bien comprendre la société humaine, cette même école républicaine m’a trompé sur le sens des mots. Ainsi, elle m’a appris qu’un colonisateur est quelqu’un qui va dans un autre pays pour le soumettre et imposer sa culture à la population locale dite indigène. Mensonge éhonté me dit-on : l’indigène c’est l’immigrant et le colonisateur, c’est celui qui l’accueille mal et s’entête à ne pas vouloir  adapter ses mœurs à celles du nouvel arrivant.

   La  preuve que je suis indécrottable, c’est que je continue à avancer des idées aussi saugrenues que condamnables. Par exemple, je persiste à penser que l’exploitation, l’injustice, le racisme ne sont pas affaire de sexe ou de couleur de peau, aussi bien du côté des victimes que des bourreaux. Ainsi, l’esclavage n’a pas été importé par les Européens en Afrique, où cela était depuis très longtemps une pratique constante. Certains historiens expliquant cette situation  par l’ignorance de la propriété foncière : “Pour autant que la notion de propriété de la terre n’existait pas, les hommes et les femmes constituaient la seule source de richesse.leur capture et leur commerce, par la guerre ou autrement, animaient les conflits entres les royaumes.” (Marc Ferro, “Autour de la traite et de l’esclavage. Le livre noir du colonialisme”). On estime qu’à l’époque à peu près un quart des hommes y avaient un statut d’esclave. Aussi le commerce triangulaire s’appuya-t-il sur les esclavagistes africains.

    Cette situation fut utilisée et aggravée par le monde musulman, qui dès le début pratiqua une conquête territoriale systématique, accompagnée du trafic d’esclaves : “Comparé à la traite des Noirs organisée par les Européens, le trafic d’esclaves du monde musulman a démarré plus tôt, a duré plus longtemps et, ce qui est plus important, a touché un plus grand nombre d’esclaves” (Paul Bairoch, “Mythes et paradoxes de l’histoire économique”). Commerce d’autant plus “dynamique” que les conditions des esclaves exigeaient une forte “rotation du stock” : “La mortalité était très élevée, ce qui signifie que 15 à 20 % des esclaves de Zanzibar (soit entre 9000 à 12000 individus) devaient être remplacés chaque année” (Catherine Coquery-Vidrovitch, “La colonisation arabe à Zanzibar. Le livre noir de la colonisation”)

   Voilà pour les bourreaux, mais du côté des victimes la diversité est aussi grande. Ainsi, la traite musulmane se déploya aussi en terre européenne. On estime à plus d’un million le nombre d’habitants enlevés en Europe occidentale entre le XVIe et le XVIIIe siècle. Cervantes, lui-même fut enlevé et vendu comme esclave pendant cinq ans à Alger et fut racheté en 1580 pour 500 écus par les Pères Trinitaires.

   On pourrait ainsi multiplier les exemples. Pour autant, cela n’efface pas la tache indélébile que représente pour la civilisation européenne la traite des Noirs et les exactions commises pendant la période coloniale. Cependant, ceux qui se sentent en fraternité victimaire et demandent des comptes aux enfants des paysans et ouvriers français, dont les ascendants, à la même époque, étaient soumis à la même exploitation et humiliation, devraient être prudents et vérifier que parmi eux il n’y a pas autant de descendants d’esclavagistes que de descendants d’esclaves.

    Oui, l’esclavage est encore présent, en particulier dans de nombreux pays d’Afrique où il renaît brutalement et dans certains pays musulmans qui le pratiquent plus ou moins officiellement, et jusque dans leurs ambassades de Londres ou de Paris comme l’ont révélé certains procès. Mais d’autre part, il faut se rappeler que ce n’est qu’une des formes de l’exploitation et de l’aliénation pratiquée par les classes dominantes et que celles-ci continuent à faire feu de tout bois sans se soucier de la couleur de la peau ou du sexe: exploitation “douce” (de moins en moins douce) ici, surexploitation sauvage là et même elles n’hésitent pas à s’acoquiner avec des régimes esclavagistes, comme au Soudan ou en Birmanie par exemple. Quelles que soient  les différences notoires entre esclavage, servage et salariat, pour l’exploiteur ce n’est affaire que de circonstances et d’adaptation aux conditions techniques de production. Ainsi, par exemple, au Brésil la loi abolissant l’esclavage, péniblement acquise à la fin du XIX° siècle, a fini par être acceptée par les patrons parce qu’au même moment une forte immigration européenne leur offrait une abondante main d’œuvre salariée bon marché. Ce qu’illustre aussi l’invective d’un général sudiste pendant la Guerre de Sécession : “Vous vous battez pour libérer les noirs… afin de pouvoir les exploiter dans vos usines du Nord.”  

    Sûr que les vrais “négriers” se frottent les mains de voir leurs victimes s’accuser mutuellement d’être responsables de leur malheur. Il est tout aussi affligeant et aberrant de voir certains travailleurs désemparés se laisser convaincre que tous leurs maux tiennent à l’immigration et en face, d’autres se laisser enfermer dans un communautarisme revanchard justifiant de mépriser et d’agresser le petit blanc. Ce n’est pas inédit que certains militants dérapent dangereusement. Un certain Doriot, de triste mémoire, après avoir été un militant révolutionnaire actif finit par se convaincre, et d‘autres à sa suite, que l’ennemi  n’était plus le capitalisme mais le Juif et le Bolchevisme. Il est à craindre, à lire des manifestes où la confusion conceptuelle le dispute à la violence agressive, que certains glissent vers une même dérive où cette fois l’ennemi serait le blanc et la République, consubstantiellement colonialistes.  On est toujours en danger quand les mots ne sont plus utilisés que pour agresser et condamner à tort et à travers, et quand les maux fantasmatiques se substituent aux maux réels. Naguère, certains s’étaient écriés “Réveille toi Lénine, ils sont devenus fous !”, on serait tenté aujourd’hui de s’écrier ”Réveille toi Jaurès, ils sont devenus cons”.

 

JC COIFFET

25/04/2005

Rédigé par Jean-Claude COIFFET