Le paupérisme

 

Le paupérisme

Pourquoi utiliser ce mot de paupérisme, plutôt que pauvreté, misère ou indigence ? Il y a deux raisons à cela. Tout d’abord il n’apparaît qu’au XIX° siècle, emprunté à l’Anglais pauper qui lui-même l’empruntait directement au latin Pauper ; il correspond à un processus propre à un type de société qui débute en Angleterre et se développe en France quelques années plus tard: la société capitaliste. Ensuite, l’évolution actuelle du capitalisme européen et mondial fait réapparaître cette forme singulière d’inégalité sociale.

La pauvreté, la misère et l’indigence ne naissent évidemment pas avec le capitalisme. Mais, dans les sociétés précédentes, la pauvreté était tout d’abord la conséquence de la faiblesse de la production globale et des risques permanents de sous production, d’où les disettes très fréquentes et les famines ravageuses. L’inégalité était affaire de statut social et de rapport de force physique. Le puissant s’octroyait, bien sûr, l’essentiel de la production, laissant des miettes plus ou moins conséquentes selon son bon vouloir et en fonction des bonnes ou mauvaises années de récoltes. Cette hiérarchie étant essentiellement statutaire, certains seigneurs ruraux pouvaient être guère mieux lotis économiquement que leurs paysans. Cependant, depuis le XII° et surtout la Renaissance, une classe sans statut privilégié devient de plus en plus puissante par l’enrichissement : les fameux bourgeois. Mais cet enrichissement est dû au commerce, principalement international et colonial. L’activité industrielle est pour l’essentiel artisanale et le monde ouvrier est régi par les corporations.

 

La rupture : capitalisme et démocratie

Le grand chambardement de la fin du XVIII°, y compris la Révolution française, va, plus ou moins brutalement, détruire ce type de société et, pour ce qui concerne notre thème, modifier radicalement les principes de hiérarchie sociale et par là même la notion de pauvreté. La bourgeoisie devient industrielle, et même la noblesse (très tôt en GB, plus tard en France) entre dans le monde des affaires.

Pour simplifier : dans l’ancienne société, on était puissant par statut, grâce à quoi l’on pouvait éventuellement s’enrichir, dans la société capitaliste : on s’enrichit, ce qui permet de devenir puissant. Mais surtout cet enrichissement n’est plus le fait du commerce international et colonial, mais est obtenu par la production industrielle, grâce au progrès technique qui déclenche le processus de la croissance, autrement dit d’une recherche constante d’enrichissement accru. La notion de travail est totalement déshumanisée. Le salarié industriel, le prolétaire, est considéré comme un instrument de production au même titre que la matière première ; ce que les économistes néoclassiques de la fin du XIX° appellent un facteur de production. La force de travail est achetée (marché du travail) le moins cher possible par le capitaliste qui lui applique donc les droits de la propriété : usus – fructus – abusus. Il en use comme il lui convient, d’où des horaires et des conditions de travail inhumaines ; il en tire les fruits, la fameuse plus-value, d’où des salaires de misère ; enfin il en abuse, c’est-à-dire il s’en débarrasse quand il n’en a plus besoin. Dans ce souci essentiellement comptable, on embauche prioritairement les enfants, dès le plus jeune âge, puis les femmes et enfin les hommes. Tout progrès technique devant économiser l’énergie humaine, un chômage endémique forme ce que Marx appela l’armée de réserve, qui permet d’adapter le stock de salariés utilisé en fonction des fluctuations économiques, ce qu’on appelle aujourd’hui la flexibilité.

L’afflux des paysans pauvres et l’explosion démographique favoriseront cette surexploitation et feront naître la nouvelle pauvreté à la fois urbaine et concentrée et donc visible. Ce qui engendra des réflexions plus ou moins radicales sur ce qu’on appela justement le paupérisme, mais aussi des réactions de certains ouvriers et intellectuels afin d’organiser la solidarité entre salariés puis de préparer le combat contre la bourgeoisie. Tout le monde a en tête le fameux opuscule de Louis Napoléon Bonaparte “L’extinction du paupérisme” publié en 1844. Certains ont sans doute entendu parler du Rapport du Dr Villermé “Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie”, daté de 1840, mais aussi du rapport de Blanqui “enquête sur les classes ouvrières pendant l’année 1848”. Mais surtout Marx ne se contenta pas de décrire cette situation, de dénoncer l’inhumanité des patrons, ni de compter sur des aides charitables. Il s’appliqua à démontrer que cette paupérisation de la classe des travailleurs était inhérente au système capitaliste d’accumulation du capital et de l’exploitation sans cesse croissante du travail, voire de son remplacement par l’énergie artificielle et les machines. (On peut lire dans l’annexe -textes des extraits de tous ces auteurs).

 

La fin de la parenthèse

On qualifie souvent cette période de capitalisme sauvage, laissant entendre que depuis il s’est civilisé, humanisé, que donc la condition salariale s’est considérablement améliorée et que la grande indigence est désormais exceptionnelle, du moins dans les pays dits riches. Cette évolution du capitalisme rendrait caduque la thèse marxiste et plus largement les thèses socialistes. Du moins, c’est ce qu’on pouvait penser durant la deuxième moitié du XX° siècle. On vit cependant, à partir des années 80, une explosion du chômage, qu’on pensa être de crise donc provisoire. On vit aussi réapparaître la pauvreté, qu’on appela la nouvelle pauvreté, qu’on pensa aussi provisoire et donc pouvoir en adoucir les effets par la solidarité (Restos du Cœur, ATD quart-monde etc)

Or le chômage devint vite un chômage de masse qui perdure et s’accroît de nouveau aujourd’hui (Voir annexe-stat). Il n’y a donc pas chômage de crise mais une réalité structurelle directement liée à la recherche des taux de marges les plus profitables. Réalité aggravée par la mondialisation et les délocalisations, ainsi que par la nouvelle révolution technique qui réduit dans des proportions considérables, les besoins de main d’œuvre. De même la prétendue nouvelle pauvreté s’amplifie d’année en année et les ONG sont largement débordées. Comme dans les années 70-80 on invoque toujours la crise, mais surtout les économistes “officiels” expliquent cette situation par la rigidité des structures et des mentalités et ne cessent de prôner des réformes de structures justement ; c’est-à-dire la libéralisation totale de la société pour favoriser la compétitivité des entreprises, la flexibilité du travail et  l’ouverture maximum des frontières. Or, cela fait des lustres que l’essentiel de cette libéralisation est en marche dans la plupart des pays d’Europe et que justement c’est cette politique qui entretient le chômage de masse, et qui fait que la pauvreté s’aggrave. Pas nouvelle du tout cette pauvreté, elle ressemble au contraire de plus en plus à ce qu’on appelait justement le paupérisme au XIX° et traduit la sortie d’une période transitoire et atypique.

De quoi s’agit-il. Les fameuses trente glorieuses ? En termes de date, on peut l’admettre, en termes de concept, cela mérite discussion. L’idée généralement admise est que la forte croissance d’après guerre a permis des progrès non seulement quantitatifs mais qualitatifs, autrement dit une hausse notoire du niveau de vie, une amélioration des conditions de travail et une régulation des rapports entre patronat et salariés.

 

La monstrueuse humanisation de l’économie

Or, si la croissance fournit la base matérielle de ces progrès, elle n’en est pas la cause. S’il en était ainsi d’ailleurs, on ne comprendrait pas les phénomènes de chômage de masse et de paupérisation depuis les trente dernières années, alors que la croissance n’a pas cessé sa progression pendant cette dernière période (voir l’annexe statistique). Le progrès social, historiquement inédit, pendant la période 1950 –1980, est essentiellement le fruit d’une révolution idéologique et juridique qui émerge la même année en deux lieux différents : le Programme du CNR en France et la Déclaration de Philadelphie concernant les buts et objectifs de l’organisation internationale du travail. (Voir des extraits dans l’annexe-texte)

L’idée maîtresse de ces deux textes, qui vont largement servir de cadres socio-économiques aux pays d’Europe de l’Ouest à partir de la Libération, est que l’économie est au service de l’homme, contrairement aux thèses libérales ou totalitaires précédentes. Que tout doit être mis en œuvre pour l’intérêt commun, par la délibération démocratique entre employeurs et salariés. Que l’économie est affaire d’objectifs sociaux pour tous et que le Droit s’impose dans ce domaine comme dans les autres domaines de la vie collective.

Bref, “On est aux antipodes de la dogmatique ultralibérale qui domine les politiques nationales et internationales depuis trente ans. Les propagandes visant à faire passer le cours pris par la globalisation économique pour un fait  de nature, s’imposant sans discussion possible à l’humanité entière, semble avoir recouvert jusqu’au souvenir des leçons sociales qui avaient été tirées de l’expérience des deux guerres mondiales. La foi en l’infaillibilité des marchés financiers a remplacé la volonté de faire régner un peu de justice dans la production et la répartition des richesses à l’échelle du monde, condamnant à la migration, l’exclusion ou à la violence, la foule immense des perdants du nouvel ordre économique mondial” (Alain Supiot “L’esprit de Philadelphie, la justice sociale face au marché total”) Comment mieux dire le retour au capitalisme sauvage ?

 

Retour aux fondamentaux

Ce qu’on avait tous pris pour une évolution historique, allant dans le sens de l’humanisation des rapports sociaux et de la démocratisation dans le domaine économique, n’était en fait qu’une parenthèse dans l’histoire du capitalisme. Parenthèse monstrueuse au regard des principes fondamentaux de ce capitalisme. Aussi, dès les années 70 on voit réapparaître les théories du “vrai” capitalisme où rien ne doit entraver les “lois naturelles” du marché, où la finalité économique ne peut-être que la recherche du profit et où la force de travail est remise à sa place, c’est-à-dire une marchandise qu’on doit gérer au mieux des intérêts des actionnaires et économiser au maximum. Le vocabulaire est toujours révélateur des changements de nature de l’objet nommé : les directeurs des relations humaines deviennent directeurs des ressources humaines et les licenciements sont du “dégraissage”.

Les chiffres connus de tous sur le chômage et les taux de pauvreté (voir annexes statistiques) sont perçus comme une donnée désormais admise comme inéluctable. Les plus sots ou cyniques, ou les deux à la fois, nous expliquent que ce qui est notoirement la conséquence de la libéralisation mondialisée est en fait dû à la persistance du système précédent (celui du CNR et de la Conférence de Philadelphie). On ne peut donc s’attendre qu’à une aggravation rapide et importante de la situation. Nous sommes bel et bien revenu au capitalisme sauvage, mais avec une aire de “jeu” mondialisée et, surtout, une modification profonde des acteurs en présence.

 

Un paupérisme “relooké”

Le jeu subtil et opaque des holdings internationaux ne permet jamais d’avoir en face de soi un responsable nettement identifiable, échappant non seulement à la fiscalité mais déjouant tout rapport frontal avec le personnel. Du côté du salariat, l’éclatement de la production et la pratique de la sous-traitance, le chômage de masse, ajouté à l’inadaptation des structures syndicales à la structure de la production actuelle font que le combat contre l’injustice et la pauvreté ne passe plus par la lutte au sein de l’entreprise et perd même son aspect économique. Entre autres la grève n’a pratiquement aucune pertinence comme moyen de pression sur les patrons.

 

S’il y a bien paupérisme, celui-ci se distingue de celui du XIX° sur plusieurs points.

• Il y a bien polarisation de la richesse d’un côté (qui s’étale d’ailleurs avec une rare indécence) et appauvrissement à l’autre pôle. Mais le lien entre les deux phénomènes n’est plus aussi visible, parce que très indirect. Aussi, dans une vision compétitive, il suffit de dire que d’un côté il y a la rémunération des meilleurs (les gagnants) et la stimulation de ceux qui entreprennent et que de l’autre, il y a les perdants, victimes ou complices d’un système trop protecteur où le travail coûte trop cher. Autrement dit on serait dans une société où le riche doit être stimulé pour engager sa richesse dans une activité productrice, protégé contre toute contrainte légale et dispensé de toute contribution collective. Le travailleur (employé ou au chômage) doit accepter des sacrifices, parce qu’on est en crise (?) (Voir courbe du PIB dans annexe-stat)), pour obéir aux agences de notation (sorte de sociétés secrètes chargées de faire respecter les dogmes ultralibéraux), enfin valeur suprême, pour que nos (?) entreprises soient compétitives.

• La paupérisation est d’autant plus brutale et d’autant plus tétanisante, qu’elle touche ce qu’on présentait comme le modèle idéal des sociétés modernes : la classe moyenne, et qu’en même temps, elle fait tomber le mythe de l’ascension sociale. Autrement dit, le pauvre n’est plus seulement le fils de pauvre et il peut même être diplômé.• La paupérisation se juxtapose à des pratiques consuméristes toujours stimulées par la publicité, ce qui favorise le chacun pour soi, les combines voire la délinquance : on ne vole pas du pain pour calmer sa faim, on vole les scooters, les Iphones pour faire du bisness, sans parler des trafics de produits illicites. Il ne faut pas oublier que le mot trafic veut dire commerce en Anglais et que certaines traductions d’Adam Smith énoncent le principe fondamental des relations humaines selon cet auteur : La division du travail est le produit d'un penchant naturel à tous les hommes qui les porte à trafiquer, à faire des trocs et des échanges d'une chose pour une autre " 

• Comme au XIX°, le logement est l’un des problèmes majeurs. Pour les mêmes raisons : concentration urbaine et spéculation immobilière. Mais entre les SDF et les jeunes couples qui sacrifient une part importante de leur salaire pour louer des boîtes à chaussure et payer les transports, on est bien dans les mêmes causes, mais il ne peut y avoir véritablement solidarité dans une lutte commune contre ce scandale.

• La dernière distinction est moins notée et pourtant plus grave. La mondialisation et la liberté de circulation des capitaux et des hommes peuvent entraîner des peuples entiers dans la paupérisation et à terme modifier radicalement la géographie humaine de la planète. Il n’est pas totalement  aberrant d’émettre l’hypothèse que ce qui aujourd’hui sépare quartiers riches et quartiers pauvres se manifeste entre îlots riches surprotégés et continents entiers laissés pour compte.

 

En tout cas, dans ce remodelage géographique, l’Europe ne sera pas épargnée et même sera la zone la plus touchée par ces turbulences à la fois internes et migratoires. Migration dans les deux sens : afflux de pauvres et fuites des nantis, aussi bien financièrement que culturellement.

 

Quant aux extincteurs de ce nouveau paupérisme ? On n’entend et ne lit guère de littérature dans ce domaine. Mais il y a fort à parier que dans très peu de temps ce concept, et la réalité qu’il représente, devienne un thème de réflexion à la mode. Quelles propositions de transformation émergeront de cette réflexion ? Une chose me semble évidente : ce thème est inséparable de la réflexion sur l’écologie et les deux nécessitent une reconstruction d’un espace public, doté d’une architecture juridique et de limites clairement définies imposant son autorité  aux prétendues lois naturelles du marché, en fait à la “voyoucratie » mondialisée.

Rédigé par J C Coiffet